jui
22
2022

Un « petit-déjeuner » en enfer

Tels des fonctionnaires qui se donnent rendez-vous le matin à la cafétéria pour prendre leur petit-déjeuner, dans quelques zones urbaines de Bujumbura, c’est presque devenu le même rituel pour certains élèves en vacances. Un petit-déjeuner   spécial ». A la place d’une omelette, un sandwich ou un verre de lait, les jeunes descendent des litres de liqueurs. Durant leur « petit déjeuner », un groupe de jeunes a accepté la présence d’un reporter d’Iwacu. Un récit qui fait peur.

Difficile de deviner à quoi ressemblent les journées de ces adolescents, si l’on ne baigne pas dans leur petit monde. Le temps d’une douche aux environs de 8 h du matin, le plus souvent après le départ de papa et maman au travail. C’est une autre journée qui commence pour eux. Derrière eux les examens, devoirs à domiciles et autres interrogations. Vive les vacances. Ils peuvent gérer librement leur temps comme bon leur semble. Pour ceux qui ont de l’appétit, deux ou trois cuillères dans les restes du repas du soir (umushusho) ou un morceau de pain. Une journée débute. Une autre. La routine. Les voilà sur les sentiers de leur bonheur. «A ce moment, histoire de bien digérer ou dissiper les cauchemars de la nuit. Ce qu’il nous faut, c’est un bon shoot de Kick ou Bols », murmure Eddy* (tous les prénoms ont été changés), un de ces élèves en vacances.

Aucun indice ne laisse penser que ce gentil garçon, peut ingurgiter au quotidien des litres entiers de liqueurs dont les degrés d’alcool dépassent 42%, la bouteille. « Et l’astuce veut qu’on ne commette  pas ‘’nos crimes’’  dans nos quartiers ». Une bonne stratégie, selon lui, qui permet de tromper la vigilance et de leurs parents et des forces de l’ordre en cas de descentes.

Dans cet avant-midi du mercredi 20 juillet, le natif du quartier Kibenga, est venu faire son « petit déjeuner » avec ses amis de Kinindo. Le « petit déjeuner ». C’est un code que seuls les initiés peuvent comprendre.

J’ai négocié. On a fait un « deal ». Ils vont me laisser assister à leur « petit déjeuner ». J’ai accepté de ne pas révéler les vrais noms. En retour, ils me laissent « planer » avec eux. En réalité, je ne sais pas ce que je vais vivre. J’avais déjà entendu parler de ce phénomène et le vivre excite ma curiosité de journaliste.

Aujourd’hui, ils ont choisi de se réunir chez  Jean * (les prénoms ont été changés), une cafétéria ? Non, plutôt une boutique  qui se trouve près de la paroisse Regina Pacis. A 10 h, presque tout le groupe est déjà au complet. Le temps de passer les commandes: Kick avec deux cigarettes, Bolds avec de l’eau plate.

Malgré un choix riche et varié, ce jour, les six copains ont jeté leur dévolu sur Kick et Bols. Nom de deux liqueurs fabriquées localement par l’entreprise Meru Investment, dont le degré d’alcool est de 42%. Contrairement à ces autres cafétérias où le thé et le café se servent dans des tasses. À la cafétéria dit chez Jean *,  les six copains partagent la bouteille. Une façon, disent-ils, de se rapprocher davantage.

Entre deux gorgées, ils ne cessent de s’extasier : « Du vrai miel ». J’observe, je prends note. Ils m’ignorent. Et c’est mieux ainsi. Après 10 minutes, la petite boutique qui fait à peine un mètre carré est devenue une vraie boîte de nuit. Autant dire que c’est désormais une règle chez Jean. Sur insistance de ses clients, « le petit déjeuner », se prend désormais sur fond musical. Ce jour, c’est Peter Tosh qui est à l’honneur avec son album « Legalise it ». Une chanson dans laquelle le Jamaïcain demande la légalisation du cannabis.

Balbutiant les paroles des chansons sans rien comprendre, les six copains sont déjà sur leur nuage. Un autre monde. Tels de vrais rastamen sur scène, à tour de rôle, ils se relaient sur un micro virtuel pour entonner un couplet. A chaque gorgée, ils se relaient la bouteille. Il fait chaud.

Les clients « normaux » qui entrent dans la boutique regardent pantois la scène. Dans certains yeux je lis la pitié. D’autres regardent, habitués, indifférents et ressortent.

Le groupe plane littéralement. Je pense que les jeunes ont oublié même ma présence. J’assiste à quelque chose de terrible. J’ai envie de leur dire, d’arrêter. Mais on a fait un « deal ». Je regarde et je ne dis rien.

Je pense aux dégâts que ces bouteilles d’alcool qui titrent 42° sont en train de faire dans leur foie, leurs estomacs, leurs reins obligés de filtrer ce poison. Je me surprends à détester ce métier. Mais je me fais violence. Je regarde, je note. Les heures défilent. Les bouteilles aussi. J’ai mal à la tête. A leur place. J’ai envie de vomir.

Mais eux, ils sont heureux, ils chantent

Plus étonnant, aucun d’eux ne laisse paraître un quelconque signe de gêne en buvant. Les bouteilles vides s’amoncellent. A ma surprise, ils en demandent encore.

Je dois travailler. Je suis là pour cela. Poser des questions. Je demande pourquoi ils préfèrent ces boissons au lieu des bières de la Brarudi, une simple réponse : «  Trop cher pour nous, et, ils ne procurent aucune sensation de joie ». Chiffres à l’appui, ils m’expliquent qu’avec 10.000 BIF, ils peuvent s’acheter 2 Kicks et un Karibu, ainsi partager à quatre. « Ce qui n’est pas le cas pour l’Amstel ou le Primus ». Quid des éventuelles conséquences sur leur santé, ils s’en fichent : «  En tout cas, c’est mieux que le Boost ou autres drogues. En plus,  on ne se bagarre pas.» J’ai envie de pleurer. Ce garçon pourrait être mon petit frère. Je ne sais pas que le pire est à venir.

La surprise

Soudain, un taxi s’arrête. A l’intérieur, trois jeunes adolescentes en tenue relax. « Mariko…4 Kicks, s’il vous plait », crie l’une d’entre elles en entrant. Interloqué, je n’en reviens pas : les filles en consomment, elles aussi !

Le moment de comprendre ce qui se passe, la jeune adolescente est déjà en train de taquiner les six copains. Ils se connaissent bien. Visiblement, elle a la vingtaine, avec ces cheveux tressés, sa casquette, elle est très belle. Mais ses yeux rouges trahissent une vie peu rangée. L’autre, ils me disent qu’elle s’appelle Yvette*. Très sûre d’elle-même, souriante, elle porte une mini-jupe. Les garçons lorgnent ses belles jambes.

Elle porte une belle montre dorée. Un français à l’accent impeccable. « Elle doit être une  ‘’come from’’ », une « arrivage ». Une autre, Kathy*, elle est complètement KO, je me demande si elle a dormi la nuit. J’ai mal pour ces jeunes. Mais je ne dis rien. Je note. Ils m’ont accepté. Je dois témoigner.

Une aubaine pour les boutiquiers


Ces boissons se remarquent, désormais, dans les rayons de chaque boutique

Avec une clientèle qui va crescendo, désormais dans les boutiques sur des étagères entières se trouvent les cartons de ces liqueurs et autres vins liquéfiés localement. A 1200 BIF, une bouteille de 30 cl avec un degré d’alcool de 16 %, Hozagara figure les boissons les plus prisées. Et depuis le début des vacances , Jean confie que les affaires vont plutôt bien. «Avec trois cartons de 24 pièces Hozagara écoulés par semaine et plus de 15 pièces Kicks ou Bols vendus le weekend. D’ici un mois, mon chiffre d’affaires peut doubler ».

Quid de l’âge légal pour consommer ces liqueurs. Réponse sèche : «  Effectivement qu’on n’en tient compte ! » Pourtant, à Kinindo, dans ce coin de perdition, dans ce mini enfer, j’ai vu que la plupart des jeunes gens rencontrés avaient entre 15-17 ans, 20 ans au maximum. Selon plusieurs témoignages, la seule préoccupation des boutiquiers et autres tenanciers d’échoppes : « C’est l’amende que leur collent les policiers s’ils surprennent une personne en train de boire en dehors des heures permises par la loi » Or, révèle, un parent complètement démoralisé rencontré dans le quartier 4 de la zone Ngagara, c’est une guerre perdue d’avance. « Si  certains de ces agents de l’ordre sont dans leurs poches, comment vaincre cette tendance ? ». Il donne l’exemple d’un boutiquier arrêté,  il y a une semaine, suite à la vente de ces boissons aux élèves en vacances, mais très vite libéré.  Pour lui, une preuve qui montre à suffisance que c’est un réseau très bien huilé qui sera difficile à anéantir. «Même au sommet de l’appareil étatique, les vrais boss jouissent d’une certaine protection ». De Kinindo en passant par Musaga à Ngagara, selon des sources concordantes, la situation risque de prendre de l’ampleur si des mesures claires ne sont pas arrêtées.

Envie de s’en sortir

Bien qu’ils semblent prendre du plaisir en consommant ces boissons, certains jeunes ont eu comme un petit éclair de lucidité. Un m’a confié vouloir s’en sortir. « Mais où aller ? Comment s’occuper ? », s’interrogent-ils en chœur. « Si tout au moins, il y avaient des activités ou petits emplois qui nous   aiderait à tuer notre temps, nous serions moins exposés », lâche un d’entre eux, entre deux hoquets, les yeux déjà vitreux.

Quand j’ai vu le groupe commander, je ne sais plus la huitième ou neuvième bouteille, je suis sorti. Ce n’était plus un reportage, mais une non-assistance à personnes en danger. Je suis sorti, mais ils ne m’ont même pas vu partir.

L’encadrement durant les vacances en question

Certains observateurs estiment que l’ennui expliquerait cette délinquance. Un avis partagé par Kana, parent habitant l’avenue Jeudi,  du quartier Kibenga. Il estime que s’il y avait des activités d’encadrement, les jeunes pourraient s’occuper utilement. Il se demande si les autorités à la base sont au courant de la situation. Oui, «  c’est une question dont on a pris à bras le corps », rassure Patience Itangishaka , chef de zone Kinindo.

Par rapport à la consommation de ces boissons prohibées, il indique que de concert avec les forces de l’ordre, ils mènent une campagne contre les boutiques ou autres personnes qui vendent ces boissons en dehors des heures permises par la loi ou à des enfants qui n’ont pas encore l’âge légal. « Si besoin, on leur inflige des amendes. Si nécessaire nous fermons ces établissements commerciaux ».

Concernant les activités d’encadrement durant les vacances, M. Itangishaka fait savoir qu’elles débutent le 25 juillet. «Outre les activités culturelles (danse traditionnelle, tambour), des activités sportives et des séances de moralisation sur la santé reproductive et méfaits de la consommation des drogues et  ces boissons prohibées sont prévues ».

Des pistes de solutions



« Si la loi de 2013, interdit aux boutiques de vendre des liqueurs dans leurs rayons. Pourquoi existent-elles encore ? », s’interroge David Ninganza, conseiller technique de la Sojpae. A l’instar de la Brarudi qui déconseille aux enfants de moins 18 ans de consommer des bières, il estime que cela devrait également être le cas pour ces boissons. « Or, aucune enseigne ». Revenant aux pistes de solutions, M.Ninganza propose qu’il y ait un plaidoyer à haut niveau. «Un cadre rassemblant toutes les parties prenantes qui peuvent statuer sur la question ». Entre autres, il cite le ministère de la Santé, celui de l’Intérieur responsable de l’encadrement de la population à tous les niveaux, le ministère du Commerce. A défaut de cela, prévient-il, le gouvernement devra en payer le prix fort. « Mis de côté la santé de ces jeunes gens, ce sont les grossesses non désirées auxquelles sont exposées les filles. ». Pour venir à bout de ce phénomène, il insiste également sur la sensibilisation des parents. « Ils doivent prendre conscience de la nécessité du dialogue parents-enfants». Or, durant les vacances, la tendance de certains parents est de se décharger de certaines responsabilités envers leurs enfants. « Un grave problème parce qu’ils peuvent penser que l’enfant dort alors qu’il est en état d’ébriété totale ».

Aussi, une attention particulière doit être accordée aux boutiques alimentaires. « Si c’en est une. Il faut qu’elle ne vende que  les denrées alimentaires et non les boissons ». Mais pour que tous ces efforts ne soient pas vains, il propose la mise en place des espaces « amis de l’enfant ». «  De par les thématiques explorées, les activités sportives et culturelles. Dans ces espaces, se trouvent un psychologue et un médecin qui sensibilisent sur les méfaits de la consommation de ces boissons ».

Consommer ces alcools est un suicide

« Quand bien même il existe les protocoles médicaux d’alcoologie et d’addictologie, et que l’addiction se soigne médicalement, psychologiquement… et même dans certains cas spirituellement, la consommation de telles boissons expose le consommateur plus souvent à l’addiction », explique N’ZI N’GLO Lucien, pharmacien, Expert en Réduction des Risques (RdR) chez les personnes usagères de Drogues (PUD). «Bien sûr, pour l’addiction,  tout est une question de dosage/degré ».A titre d’exemple, il cite certains médicaments. « Les sirops contre la toux contiennent de l’alcool, mais, ils ne peuvent pas te rendre accro à l’instar de ces boissons ». Parmi les autres conséquences, il indique que ces boissons peuvent être à l’origine des brûlures, ulcérations, perforations du tube digestif… surtout l’estomac. Idem que « la détérioration du foie, entraînant des affections hépatiques graves, parfois irréversibles telles que les cirrhoses du foie ». Et de conclure : « A cela, il faut ajouter, l’état d’ébriété qui parfois causer des délires avec risques de se blesser ou de violenter d’autres personnes »

https://www.iwacu-burundi.org/un-petit-dejeuner-en-enfer/

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